DIGUE DE CUESME, QUATRE-VINGT-DEUX, poésies, Grenier Jane Tony, Chant de Jane N°34, 2022
DIGUE DE CUESME, QUATRE-VINGT-DEUX, poésies, Grenier Jane Tony, Chant de Jane N°34, 2022
Préface d’Éric Allard
« Là où ça sent la merde, ça sent l’être », écrivait Antonin Artaud dans un de ses fameux poèmes. Et la quête de l’être, n’est-ce point le propos de la poésie ?
Dans cette histoire d’une vie de rien, celle d’un cousin, rieur et viveur, presque un frère, avec lequel elle a partagé des jeux, des joies d’enfance – dont le souvenir reflue après sa disparition -, Carine-Laure Desguin traque la poésie là où on ne la soupçonne pas toujours.
La poésie, chez Desguin, a à voir avec le chaos, la souillure, l’organique, le dérèglement des sens, l’infini dedans, ce qui rebute plutôt qu’avec le sentiment du beau, ce qui plaît, emporte à bon compte l’adhésion commune.
Elle interroge par ce biais le déclassement des êtres et leur manière de sortir ou non de la marge, du bagne familial et social. Christian-Zéphirin, dit Boule, avait du mal à tenir son intérieur, à occuper un espace et un intellect sains. Il tournait sa vie en rigolade, comme si l’esprit de sérieux n’était pas pour ceux de sa condition. À défaut d’avoir habité son corps, d’avoir maîtrisé le verbe, la langue lui a malicieusement joué des tours (s’il a étudié le bois, Desguin montre que c’est le boire qui l’a emporté).
En vingt-trois textes, trahissant aussi une colère de n’avoir pas pu infléchir un destin, Carine-Laure Desguin raconte des moments d’une vie qui a filé trop vite et fini au trou. Celle d’un homme qui s’est « laissé aller à être » faute d’avoir été assez présent à lui-même et dont ce singulier Chant de Jane gardera vivement la trace.
Éric Allard
Extrait
4
entre tout ça
plaies d’hier
plaies d’aujourd’hui
plus de cinquante ans
à sang
des départs et des oublis
combien de lunes croissantes
entre nous désormais
ta vie très très montoise
le Car d’or lui
ne s’effrite pas
ne s’éclate pas
tu es un vrai Montois
tes bouteilles tes amies
ne t’abandonnent pas
tes potes fidèles comme des ombres
elles aussi sont là
debout ou affalées
sur le carrelage froid
de ta maison taudis
taudis je dis encore
un taudis tu comprends ça
un taudis tau dis tau dis
(je répète ce mot que je n’apprivoise pas)
Carine-Laure Desguin
Note de Denis Billamboz:
Carine-Laure, je la connais bien, pas tellement parce que je l’ai rencontrée une fois mais surtout parce que j’ai lu plusieurs de ses livres, une douzaine au moins dans différents genres littéraire. Ils m’ont bien plus appris sur elle que les quelques paroles que nous avons pu échanger, un peu trop rapidement, lors d’une foire aux livres. Et, le dernier que j’ai trouvé dans la revue Les Chants de Jane, éditée par le Grenier Jane Tony, m’en a encore plus appris sur sa famille, son arbre généalogique, ses rapports avec son cousin… Elle a écrit son histoire avec ce cousin sous la forme de poèmes rassemblés en un recueil qui constitue le présent numéro de cette revue.
Dans sa préface très pertinente, Eric Allard cerne bien le sujet de ce recueil quand il écrit, « Dans cette histoire d’une vie de rien, celle d’un cousin, rieur et viveur, presque un frère, avec lequel elle a partagé des jeux, des joies d’enfance … Carine-Laure traque la poésie là où on ne la soupçonne pas toujours ». Dès ses premières lignes, elle campe le paysage, le cher cousin, l’ami d’enfant, le frère de jeux, n’est plus, « Tu ne liras pas / mon chant de Jane ». Le ton est donné le recueil est tristesse d’avoir perdu un être aimé ; colère de l’avoir perdu de cette façon ; rage de n’avoir pas pu le sauver et dépit de se retrouver seule sans lui qui s’est laissé emporter par un mal génétique qu’il a refusé de soigner. « … / aujourd’hui je le dis / ton vieux avait en lui quelque chose / d’Antonin Artaud / … ».
Carine-laure laisse tomber le masque, sans pudeur inutile, elle raconte son enfance avec ce cousin, leur vie d’ « enfants sauvages libres et nus / accrochés à l’insouciance des années soixante » ; la démence véritable fatalité génétique ; le laisser aller, la crasse, la puanteur, le désordre ; les rendez-vous manqués, … Et « moi je gueule ma hargne / je vomis ma colère / voir tout ce gâchis / y’a pas de mots vraiment /… ». Boule, c’est le surnom du cousin, est mort de sa démence, elle ne le verra plus, elle ne pleure pas, elle ne se plaint pas, elle hurle de rage, de colère, de dépit d’avoir été impuissante devant sa déchéance.
Aujourd’hui, cette douleur, elle l’a met dans ses mots, dans ses vers, dans ce Chant de Jane, dans une écriture vive, ardente, enfiévrée, que Boule ne lira hélas jamais. Ce texte est constitutif d’un deuil qui n’est pas fait mais qui est en marche vers une résilience pas encore possible mais espérée. La poésie nichée jusques dans la souffrance, l’insouciance, la nonchalance et même l’inconscience sera certainement le moteur de l’acceptation et de la résignation nécessaires à ce deuil.
http://mesimpressionsdelecture.unblog.fr/2023/03/16/digue-de-cuesme-quatre-vingt-deux/
Note de Edmée de Xhavée
Digue de cuesme, quatre-vingt deux
Si ce n’est pas un chant d’amour que ce chant de Jane Carine-Laure Desguin, je n’y connais rien.
Christian-Zéphirin - dit Boule - passe dans la vie comme un boulet. En musique de fond, un rire plein d’enfance. Un rire qui ne sera jamais adolescent, mature, vieillissant, non. Autour de lui cependant, il y en a qui rient aussi, certes (comment ne pas rire, n’est-ce pas, malgré tout) mais brièvement, entre deux hurlements de désespoir.
une toute petite vie
doit-on dire si
petite si petite
si
exsangue de tant de choses
une vie de rien
une vie pour rire
une vie de rigolade
de rires de rades
je ne sais trop
Il a grandi comme un chiot indiscipliné, sans collier, sans gros yeux ou gros doigt.
alors pour toi
pas de phrases sévères
pas de refus, pas de discipline
libre enfant tu étais
errant dans la ville
juke-box à gogo
potes de comptoir très tôt
jeux de billes et puis de billards
et que sais-je
bien pire encore
Oh, Boule ne comprend pas le pourquoi de tout ce sérieux, ce besoin de mettre tout à sa place, d’ordre et propreté, des choses bien ennuyeuses et inutiles, il le sait bien, lui.
C’était d’ailleurs si bon de faire des concours de crachats et puis les 400 coups, et puis de faire rire les filles. Faites rire une femme et elle est déjà à vous. Il les a collectionnées, comme les cuites, les chats, les emmerdes, les dettes, les fous-rires, les potes-tapeurs, les grands sourires.
c’est dégoûtant de respirer tout ça
entre les crottes de ces chats chattes
chatons et combien sont-ils
incomptables comme tes bouteilles
des enveloppes fermées ou mal ouvertes
Insupportable et tant aimé pourtant. Exaspérant et incorrigible, inoubliable aussi. Et ce qui reste, c’est cette cascade de rires, mal à propos, déconcertants, mais aussi sa seule vraie richesse à partager : une joie surréaliste, une insouciance indécente – car les soucis, eh bien… les autres en faisaient les frais et les nuits blanches.
Toute petite vie, en dents de scie, en chute libre, un toboggan de plus en plus nauséabond et chaotique au fur et à mesure que l’atterrissage approchait. Boum ! Et pourtant sa cousine, il la reconnait jusqu’au bout de ce qui lui reste de souvenirs, sa complice de jeux sauvages et de crachats.
Une fois le halètement de colère/douleur épuisé, c’est l’amour qui se déploie et se dépose, comme une fleur coupée, sur ce qui reste de Boule, le boulet sans conscience…
nous regardons tous glisser
ces quatre planches bon marché
toi dedans Boule et ta toute petite vie
si petite
une vie de rien de rires seulement
et de bières fraiches
et de potes
et de meufs
Un petit livre, petit comme cette petite vie, mais qui chante fort, et imprègne, et partage cette étrange hommage fait de mots qui s’indignent et s’attendrissent, pour enfin s’apaiser et dire « C’était Christian-Zéphirin, et je l’aimais ».
Edmée De Xhavée
https://edmeedexhavee.wordpress.com/