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Carine-Laure Desguin, ses romans, nouvelles et poésies
1 juin 2020

Dans AURA 104, un texte de C.-L. Desguin, L'AUTRE

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"Grâce" à cette période covidienne, la revue AURA est ici accessible en version numérique. L'occasion de visionner cette revue trimestrielle, éditée par le Cercle Littéraire Hainuyer, qui ne paraît qu'en version papier habituellement.

 

Cette revue accueille des textes de tous les genres, nouvelles, poésies en vers libres (ou pas), textes théâtraux, etc. Chaque trimestre, un nouveau thème est proposé. L’occasion pour les auteurs de se frotter à tous les genres et d’avoir un avis sérieux puisqu’il existe là un comité de lecture très attentif.

 

Pour lire l’intégralité de cette revue AURA 104, cliquer sur www.clairdeluth.be, cliquer sur ACTUALITES et ensuite sur CYGNE.

 

Mon texte L'AUTRE que vous pouvez lire ici se situe en page 33.

 

 

 

L’autre

 

D’un air ahuri, Théo inspecte ses mains : elles tremblent. Il ne peut empêcher ces tremblements-là. Il essaie pourtant, en claquant ses mains contre la paroi murale et en appuyant de toutes ses forces pendant au moins deux minutes. À en entendre craquer les os de ses poignets. En vain. De constater ça, qu’il perd tout pouvoir sur ses mains, qu’il doit subir ces mouvements incontrôlables et que ses mains ont laissé sur le mur de telles taches rouge foncé, il se sent envahi tout à la fois par un sentiment d’impuissance et aussi par une grande perplexité. Il soulève alors ses mains et les fait pivoter. Ces deux membres-là sont bien les siens, voilà sa conclusion, il n’a aucun doute là-dessus. Il n’arrive pas à décrocher son regard de ce spectacle stupéfiant : sur les paumes, entre les doigts, partout du sang. Frais le sang. Théo est alors apeuré, son corps entier frissonne, des glaçons enserrent ses chairs. Il veut parler, il en est incapable. Il ouvre la bouche et ses lèvres dessinent dans l’air un très grand O. Aucun son ne sort. Les mots restent là, bloqués au fond de sa gorge. Il se concentre et pense avec une profonde volonté à lâcher ce mot-là, sang. Sang, sang, sang. C’est bien du sang qui recouvre ses mains. Il s’interroge. Il ne comprend plus rien. Il ne se souvient plus de ce qui s’est passé quelques instants auparavant. D’où vient ce sang ? C’est bien du sang ? Ou bien est-ce tout simplement une peinture qui imiterait du sang à cent pour cent. Il songe à ça, à ce qu’il vient de construire tout seul dans sa tête, trois mots qui ont résonné et puis dont l’écho, peu à peu, s’est estompé : cent pour cent. Et il éclate de rire. Il est content car son rire, il l’entend, son rire a provoqué des sons. Ensuite il renifle ses mains. Ce sang a une véritable odeur de sang, avec un arrière-goût de fer. C’est donc bien du vrai sang. Théo s’applaudit. Et s’applaudit encore. Des gouttelettes de sang giclent tout autour de ses mains. Théo frappe ses paumes l’une contre l’autre de plus en plus fort, de plus en plus vite. Et puis il tournicote ses mains en avant et en arrière, il joue aux marionnettes. Il pense à ça, deux marionnettes. Si rouges les marionnettes. Enfant, il aimait le petit théâtre des marionnettes. Il était très doué à ce jeu-là, il avait quoi ? quatre ans ? cinq ans tout au plus. Madame Chrisba lui avait dit, Allons allons Théo, les petits garçons sages ne racontent pas de telles histoires, les petits garçons sages n’égorgent pas les canaris. Dans le théâtre des marionnettes, devant tous ses camarades attentifs, les mots de Théo avaient coulé et coulé encore, coulé comme le ciel quand il pleure des filets d’eau du matin jusqu’au soir. Et comme le sang de Boum, le chiot à qui il avait enfoncé quelques clous dans l’arrière-train. Le papa de Théo, furieux, avait hurlé, Les chiens on les caresse, les chiens on les promène, on ne les crucifie pas, espèce de sale gamin de merde ! Théo n’avait rien compris, il se souvient seulement de la bouche de son père qui s’agrandissait au fur et à mesure qu’il débitait les mots. Et tout ce sang sur les écrans de télévision, sur les écrans des ordinateurs, partout du sang et pour tout ce sang-là qui rougissait tous les écrans, son papa ne gueulait pas. Même qu’il riait de tout ça, même qu’il passait des après-midis entiers à rester scotché devant ces images-là de guerres, d’explosions, de braquages sanglants dans les banques. Des images de violence, toujours.  Théo n’avait rien compris à tout cela.

Théo lève alors la tête vers le type aux yeux exorbités qui s’agite en face de lui. C’est un type qu’il connaît très bien. Parfois il le suit dans la rue et s’enfuit dès que Théo change de trottoir. Toi aussi tes mains sont couvertes de sang ! Regarde tes doigts, ils sont tout collants ! Regarde je te dis, regarde ! Pourquoi t’as fait ça toi aussi, hein, pourquoi ? Pourquoi tu fais toujours la même chose que moi ? Là, Théo entend ses mots. Alors il repose cette même question, Pourquoi tu fais toujours la même chose que moi ?

Théo a de la colère dans les yeux et ses mots pleins de haine giclent avec autant de force que le sang d’une artère. Pourquoi tu fais toujours tout comme moi ? Tu m’imites à longueur de journée et parfois la nuit aussi, je t’ai déjà vu, tu es couché par terre à deux pas de mon lit. Pourquoi tu m’imites ? pourquoi ? Il répète ça, Tu m’imites, tu m’imites. Et il éclate de rire, d’un rire glaçant, tout en criant, Tu m’imites, tu m’imites ! Tu peux pas te trouver un truc rien qu’à toi ? Fous-moi la paix ! Le type devant Théo après avoir hurlé, se tait lui aussi. D’un geste brutal Théo déroule les manches de sa chemise.  Gorgées de sang les manches. Putain tout ce sang ! D’où vient tout ce sang, pauvre imbécile ? D’où vient tout ce sang ? Dis-le ! Avoue, avoue donc !

Théo attrape la paire de ciseaux posée sur le bord de la baignoire. Il éclate de rire et le type devant lui l’imite encore, exactement au même moment. Leurs actions sont synchro au quart de tour. Et quand Théo frappe le type d’un coup sec avec la paire de ciseaux, son visage s’effrite en mille morceaux. Théo continue de rire et de cogner de plus en plus fort. Rire et cogner. Toujours de plus en plus fort.

Des curieux s’agglutinent devant l’immeuble de Théo. Dans un appartement du rez-de-chaussée, Aglaë est en état de choc. Elle est agenouillée devant une flaque de sang, se cache le visage entre les mains et balance son corps d’avant en arrière. Au milieu de cette flaque de sang gît Élouane, sa petite fille de cinq ans.

Plus tard, Aglaë confiera aux inspecteurs chargés de l’enquête : Théo venait parfois chez nous, Élouane l’aimait beaucoup. Elle riait même de ses mimiques. Non, je n’ai jamais rien remarqué, rien de suspect. Vraiment, aucun signe.

 

Intéressés par cette revue ?

Contacter Gisèle Hanneuse : hangi91152@hotmail.com

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires
E
Oh là, j'aurais peut-être pas dû lire au petit déj... Heureusement rien qui ressemble à du sang au menu. C'est magistralement amené, félicitations, mais là... il me faut une bolée d'air pur :D
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